La fonction du tragique dans l'art est ce qu'il fait au public et pour le public

La tragédie grecque était un spectacle, joué de façon saisonnière dans de grandes fêtes dédiées aux dieux, dans d'immenses amphithéâtres (spectateurs tout autour) devant des milliers de personnes.

Le passé lointain a vraiment fourni un modèle pour articuler les préoccupations actuelles, quoique de manière oblique.

La tragédie grecque était un spectacle, joué de façon saisonnière dans de grandes fêtes dédiées aux dieux, dans d'immenses amphithéâtres (spectateurs tout autour) devant des milliers de personnes. Une grande partie de la représentation, accompagnée de musique et de danse, était chantée, ce qui la rapproche davantage de l'opéra que du théâtre d'avant-scène aujourd'hui. L'action était tout dans les mots. C'était vraiment les médias du millénaire, dont la vie était à la fois précieuse et brève, et dont la mort n'était pas, comme le pensait Nietzsche, causée par Socrate, coïncidant plutôt avec la disparition de l'État démocratique auquel il parlait.

Par convention, sinon fiat, la tragédie ne pouvait traiter que des thèmes mythiques (bien que Les Perses détaillent la victoire à Salamine), le résultat peut-être d'une interdiction de mettre en scène des événements contemporains, en conséquence, a-t-on dit, d'une représentation de La Sac de Milet, qui a tellement ému son public aux larmes que le poète a été condamné à une amende, pour leur avoir rappelé des malheurs familiers.

Bien qu'ils traitaient de mythes ou d'incidents élaborés tirés des épopées, les poètes pouvaient les modifier et même inventer des alternatives (les impossibilités probables sont préférables aux possibilités improbables, conseille sagement Aristote). Les mythes en tout cas étaient des histoires qui variaient selon les récits, servant souvent des objectifs contradictoires : l'homogénéité et les formes multiples de culte dans les cultes polythéistes étaient propices à des récits à la fois concurrents et complémentaires.

Le passé lointain a vraiment fourni un modèle pour articuler les préoccupations actuelles, quoique de manière oblique. Le drame tragique s'adressait à la ville à travers ses citoyens. L' Odipe de Sophocle (mis en scène un an après qu'une peste ait frappé Athènes en 430 av. Les Troyennes, produites pendant le conflit en cours entre Athènes et Sparte, s'attardaient sur les souffrances des femmes et des enfants, jouées devant les ruines de Troie. Jean-Paul Sartre en fit une adaptation pendant la guerre d'Algérie comme une leçon pour les Français.

Le drame tragique aux prises principalement avec le conflit moral, articulant la lutte entre la tradition et les nouveaux modes de pensée ; chercher à confronter l'opportunité à la justice, la vengeance à l'état de droit ; dramatiser sinon toujours résoudre la collision des forces rationnelles et irrationnelles. Le conflit ou l'opposition était le couple central autour duquel la langue et la littérature des Grecs se sont construites : la cheville ouvrière de leur héritage à la pensée mondiale. Les voix concurrentes étaient une constante sur la scène du grenier.

Faire face aux mythes signifiait avoir une distribution variée de dieux, de héros et d'hommes. Zeus, un tyran de Prometheus Bound utilise, comme tous les tyrans, la Force et la Violence comme ses sbires. Apollon, le dieu de la prophétie, devient un limiteur et un menteur dans Hippolyte. Les héros ne s'en sortent pas mieux. Ulysse était régulièrement présenté comme un scélérat sans scrupules, un politicien sournois; Hercule, un ivrogne comique, etc. La justice et l'injustice des dieux étaient à la fois affirmées et niées.

L'État et sa politique ont été directement abordés, comme dans Les Perses d'Eschyle, où l'action se déroule devant le tombeau de Darius, ennemi juré des Grecs. Dans Hélène d'Euripide (produite dans la seconde moitié de la guerre du Péloponnèse qui a duré 27 ans), il est démontré que toute la guerre de Troie a été menée pour rien, car Hélène n'a jamais été emmenée à Troie, un fantôme aérien allant à sa place. L'orgueil et la vaillance impériales étaient ainsi vidés de leur sens et de leur but ; l'honneur des milliers de tués aussi ténébreux que les simulacres au nom desquels ils sont morts. Sans surprise, Euripide a vécu ses dernières années dans un exil volontaire, bien qu'il soit très vénéré (certains marins athéniens capturés en Sicile ont été libérés lorsqu'ils ont récité des vers de ses œuvres).

Le spectacle tragique, à cause d'Aristote, reposait sur un défaut (hamartia) qui renversa la fortune d'un grand homme. Le défaut tragique tel qu'il a été connu, a insisté sur un trait de caractère menant à la chute du protagoniste. Mais hamartia peut aussi signifier un manque de repère, une erreur de jugement, conduisant avec une logique tragique, à la souffrance ou à la mort. Souvent, il n'y avait pas d'erreur, juste de la malchance, le déroulement d'événements hors du contrôle humain. Le désir illicite de Phèdre pour Hippolyte était aussi un conflit entre des forces impersonnelles et cosmiques. Alors que chacun s'efforçait de maîtriser, les humains souffraient (elle se pend alors qu'il est tué par la malédiction de son père). Mais en fin de compte, seuls les individus agissent, et il y a beaucoup d'actes inhumains dans ces tragédies, commis par ceux au pouvoir, des tyrans ou leurs clones. La mort et la misère pèsent lourd : les femmes sont sacrifiées, les enfants tués, la folie et le suicide abondent, les méchants prospèrent souvent tandis que les innocents souffrent. La souffrance est la condition humaine et les dieux seuls, s'il y en a, ou une obscure nécessité impersonnelle, dirigent les destinées des hommes.

La pensée grecque privilégie le but. Chaque artefact a une fonction ou un usage qui explique sa nature. La fonction du tragique est ce qu'il fait au public. Platon pensait que la poésie tragique exacerbait les émotions qu'elle suscitait (et était donc mauvaise pour l'ordre civique), Aristote qu'elle les libérait (et donc était bonne). Nos réactions à la violence ou au sexe au cinéma sont globalement similaires.

Mais Aristote a aussi précisé la nature des émotions dont la tragédie nous a soulagés : la peur et la pitié. De la pitié pour le sort du héros tragique, dont la vulnérabilité même est responsable de ses souffrances imméritées, et la peur qu'une telle souffrance puisse être la sienne. Ce renversement ou métabase du bonheur au malheur est l'essence de la condition tragique, qui s'exprime souvent dans les pièces de théâtre : quelque dieu vous détruit maintenant, faisant payer à votre souffrance le prix d'avoir été heureux. (Euripide, Hécube)

C'est ce qui universalise les particularités de l'intrigue tragique, ce n'est pas quelque chose qui arrive à quelqu'un, quelque part, lointain dans le temps, mais ce qui se passe maintenant (donc pitié). Si cela peut arriver ici, à n'importe qui, cela peut arriver à vous, à moi, à tout moment, sans autre raison qu'un dieu ennemi ou un destin malfaisant, et c'est pourquoi cela suscite la peur.

(L'écrivain a enseigné la philosophie à l'Université de Delhi)

Cet article est paru pour la première fois dans l'édition imprimée du 21 octobre sous le titre « Le spectacle de la tragédie »